Pourquoi est-il si difficile de dire pourquoi ?
93 %. C’est la proportion de PDG qui n’ont pas su dire à Price Waterhouse Cooper pourquoi leur entreprise fait ce qu’elle fait au-delà du but lucratif qui les anime toutes. Sur les 2 000 CEOs interrogés en 2020 par le prestigieux cabinet de conseil, 1 860 dirigeants ont été incapables de donner du sens à l’activité de leur entreprise.
« C’est grave docteur ? » est la première question que l’on a envie de se poser face à un tel constat. Si les entreprises qui se sont trouvé une véritable mission sont si rares, est-ce que cette question du sens est si primordiale que ça ? Est-ce que cela empêche les autres de fonctionner ou d’afficher de copieux profits ? Est-ce que tout le foin que l’on fait autour de cette histoire de sens depuis quelque temps n’est pas juste la dernière lubie en date des consultants en marketing et en communication qui cherchent à verdir ou à adoucir l’image des marques qui leur sont confiées ?
Toutes ces questions sont parfaitement valides et, de fait, il faut bien reconnaître que les entreprises n’ont pas besoin de faire sens pour vendre. Et qu’il leur suffit généralement de montrer qu’elles sont « engagées » dans la transition vers une économie décarbonée ou que la parité fait désormais partie de leurs priorités pour s’en sortir sans trop d’égratignures et continuer à faire ce qu’elles ont toujours fait : produire et écouler le plus de marchandises possible auprès de consommateurs qu’elles doivent séduire encore et encore.
Un consommateur qui est en train de changer de logiciel
Sauf que le consommateur, justement, est en train de changer de logiciel. S’il consomme toujours, il sait — ou il sent, ce qui souvent revient au même — qu’il consomme trop. À la catastrophe imminente que nous annoncent scientifiques et médias sur un ton chaque jour plus alarmiste vient s’ajouter un sentiment personnel de culpabilité qui nous pousse tous à réexaminer notre mode de vie et qui fait que la vaste majorité des citoyens aspire désormais à consommer autrement, voire à consommer moins.
Au point où il faut décidément être bien dur d’oreille pour ne pas entendre les cris de celles et ceux — citoyens, consommateurs ou collaborateurs — qui demandent à ce que les choses changent. Qui exigent que l’on en fasse plus, beaucoup plus, pour mettre un terme à la destruction annoncée de notre monde. Que l’on s’engage pour combattre les inégalités qui menacent notre capacité à faire société. Et que l’on dessine collectivement un avenir plus positif et plus inclusif. Un avenir qui fasse sens pour tous.
Quand Alan Jope, le patron d’Unilever, déclare lors du Festival des Lions de Cannes 2019 que « la notion de raison d’être représente l’une des opportunités les plus excitantes qu’il lui ait été donné de voir en 35 ans de métier »… Quand le même Unilever déclare que ses marques « à mission » ont connu une croissance 1,5 fois supérieure au reste de son portefeuille de marques… Quand 79 % des Américains déclarent qu’ils seraient plus loyaux à des entreprises animées par une cause… Ou quand Richard Branson himself affirme que « les marques qui se développeront dans les années à venir seront celles qui se seront trouvé une raison d’être au-delà du profit »… Comment comprendre que si peu d’entreprises aient sauté le pas. Ou que seulement 28% des salariés dans le monde se sentent en phase avec la mission de leur employeur ?
Pour beaucoup de dirigeants, la question du pourquoi n’a aucun sens.
La première raison est liée au fait que la plupart des 2 000 dirigeants interrogés par PwC ne sont pas arrivés là où ils sont en se demandant « Pourquoi ? ». Pendant des années, ce qu’on leur a demandé avant qu’ils ne le demandent à d’autres à leur tour, c’est d’atteindre des objectifs. Chiffrés de préférence. C’est donc très naturellement qu’ils sont passés maîtres dans l’art du « Comment ? »
Pour eux, se demander pourquoi leur entreprise fait ce qu’elle fait, ça n’a pas de sens. Délicieux paradoxe, s’il en est ! Posez-leur la question et il vous arrivera la même chose que ce qui est arrivé aux consultants de PwC : des fronts creusés par la perplexité à laquelle succèdera une incompréhension qui finira par se muer en condescendance pour le jeune consultant en costard-cravate qui a encore la naïveté de croire que d’autres forces que celle de l’argent pourraient présider au destin du monde.
Passer de l’EBITDA à des notions plus philosophiques se rapportant à la raison d’être d’une organisation ne se fait pas sans difficulté, c’est évident. Il faut déjà commencer par dépasser les traditionnels KPI utilisés pour piloter son activité et penser l’impact que ladite activité a sur la vie des gens (eh oui, le sens passe par là !) Un vrai changement de logiciel est là aussi nécessaire quand on sait que 51 % des CEOs interrogés par PwC étaient incapables de dire clairement à qui bénéficiait l’activité de leur entreprise.
Le souci avec une raison d’être, une vraie, c’est que ça engage.
La seconde raison est encore plus problématique. Elle tient au fait qu’une raison d’être engage. Et pas qu’un peu. Pour être inspirante, une mission ne peut se contenter d’être incarnée par une jolie phrase qui orne les murs des salles de réunion ou les panneaux publicitaires de nos villes. Loin d’être une simple vue de l’esprit, une raison d’être constitue un nouvel horizon. Une sorte d’alpha et d’oméga qui doit pénétrer tous les niveaux de l’organisation, éclairer aussi bien son passé que son avenir et guider sa prise de décision.
Comme Porter et Kramer l’ont fait remarquer dans leur article Creating Shared Value publié en 2011 par la prestigieuse Harvard Business Review, il est facile d’aspirer à rendre le monde meilleur, une notion sur laquelle est basé un nombre incalculable de prises de parole des marques depuis quelques années. Mais, tout comme avec la philanthropie, lorsque les efforts consentis par une entreprise restent cantonnés « à la marge » de son domaine d’activité (ex : soutenir ici le mouvement des Black Lives Matter, financer là une initiative en faveur du handicap), les effets sur son image ou sur la préférence de marque tendent à être négligeables. Ce n’est que lorsque la démarche de l’entreprise fait partie intégrante de sa mission et que cette dernière est placée au cœur de son activité que les choses commencent à devenir intéressantes.
C’est en substance le message qu’Alan Jope a souhaité faire passer au parterre d’annonceurs et de publicitaires qui étaient pendus à ses lèvres lors de sa keynote de l’année dernière : « Le marketing du sens est, d’une certaine manière, à la croisée des chemins. Le woke-washing est en train de polluer notre secteur. En train de polluer le sens lui-même. Ce phénomène est en train de mettre en péril cette opportunité extraordinaire que nous avons de nous attaquer aux problèmes de notre monde. Qui plus est, il menace de détruire le peu de confiance dont notre secteur bénéficie encore. »
Et si vous commenciez par vous demander « Pourquoi ? »
Bref, ne fait pas sens qui veut. Et encore faut-il le vouloir. Mais si les obstacles sur la route de celles et ceux qui souhaitent répondre à la quête de sens de leurs collaborateurs et de leurs clients ne manquent pas, on sait aujourd’hui que le jeu en vaut clairement la chandelle.
Les dirigeants doivent se mettre en capacité d’interroger la culture de leur entreprise, faire émerger une mission capable de donner du sens à son activité et, ce qui est sans doute le plus difficile, donner corps à cette vision jour après jour, année après année. Les méthodes pour y parvenir varieront toujours d’une entreprise à l’autre et d’un consultant à l’autre (Simon Sinek recommande par exemple que les entreprises désignent un Chief Vision Officer, voire rebaptisent leur CEO en CVO). Mais une chose est certaine, il faut commencer par se demander « Pourquoi ? »
79 % des Américains déclarent qu’ils seraient plus loyaux à des entreprises animées par une cause
« Le woke-washing est en train de polluer notre secteur. En train de polluer le sens lui-même. »
Alan Jope
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